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Sybille de Bollardière

Extrait "Les mauvais sentiments"

30 Septembre 2016, 20:40pm

Publié par Sybille de Bollardiere

Je n’ai pas toujours habité cette ville mais dans mon entourage bien peu sont au courant. Je suis d'ici maintenant autant qu'on peut l’être, étrangère mais installée, membre de cette colonie d'exilés venus chercher à Trieste ce qu'ils n'ont pu trouver ailleurs. Nos oublis et nos manques nous rapprochent. Sans nouvelles du passé j’ai fini par m’en défaire pour adopter celui des lieux où je vis, celui de ceux que je croise ou côtoie chaque jour rendant désormais incongru les souvenirs d’une vie ancienne vidée de ses protagonistes.

Oui, il y a bien eu une vie avant cet appartement de la Piazza Barbacan et cet autre beaucoup plus vaste qui donnait sur le canal. Une vie dont il ne me reste rien en dehors des souvenirs froids, venteux et humides qui ont résisté à l’autodafé auquel je me suis livrée il y a vingt ans. Quelques images surgissent parfois les jours de pluie mais c’est une autre que moi qui se souvient de Paris en novembre et des printemps en Normandie, clichés noir et blanc suspendus au fil du temps.

« Buon giorno Signora Huby » a demandé l’homme avant d’ajouter en français « J’aimerais vous parler… »

Un bref instant j’ai pensé décliner comme si le ton grave de la voix m’avait avertie du danger mais j’ai déclenché l’ouverture de la porte du hall, entendu son pas jusqu’à l’ascenseur et guetté son arrivée en sachant confusément que c’était fini, on m’avait retrouvée. Trieste ma ville venait de briser le cocon où je me lovais depuis des années. Avec l’irruption de l’envoyé de Maître Gilard, notaire à L’Aigle, j’ai su que j’allais dérouler à nouveau le récit de cette vie antérieure. L’entrevue n’a duré que quelques minutes, suffisamment pour que le petit homme gris venu à pied de la gare centrale comprenne qu’il me fallait un peu de temps. Une fois passée la première angoisse d’être retrouvée, rattrapée, jugée-forcément coupable - Les visages sont revenus un à un, douloureux, inquiétants mais surtout tellement étrangers.

« Si vous le permettez, je reviendrai dans l’après-midi » a dit le petit homme gris en déposant sur la console une enveloppe de kraft beige « Prenez votre temps… »

Trieste, ma ville depuis vingt ans soudain passée au second plan, « floutée ». Sensation insupportable de perdre ma vraie vie construite avec tant d’acharnement avant qu’elle ne devienne simplement le quotidien d’une femme heureuse, épanouie. Une Française oui, mais qui se soucie aujourd’hui de savoir d’où je viens dans cette ville qui se joue des frontières depuis son origine ?

C’est à Trieste que j’ai décidé d’échanger mon passé contre un avenir en réinventant mon histoire. Une vie à partir de rien où l’on se dit que tout ce que l’on a vécu avant n’a pas existé, une vie dépossédée, lavée, rincée des hontes et du chagrin. Dans les premiers temps ça se résumait à des détails pratiques du quotidien. Pour oublier celle que j’avais été, prendre l’habitude de ne pas laisser de traces. Éviter d’écrire, de signer, de s’inscrire, glisser sur le temps étrangère, anonyme, apprendre à parler une autre langue, devenir une autre soi. Ma métamorphose a commencé Via Battisti près de la synagogue, dans l’appartement sombre de Carla Ettmejer mélange de slovène, de napolitaine et d’Autrichienne, une vraie triestine. Professeur d’italien, confidente des heures sombres, elle a été là tous les jours à m’insuffler ses racines, son histoire, son pays. Très vite le français est devenu ma langue secrète dévolue au passé et aux regrets, grise, monocorde, essoufflée, une langue à effacer jusque dans mes rêves, à racler sur le sable comme une peau dont je devais me débarrasser.

Un jour j’ai constaté que j’avais changé, il a suffi d’une saison, d’un printemps à Trieste et je suis devenue une autre, secrète mais volubile. Après la mue, il me fallait parler pour m’inventer, pour trouver ma place dans la vie, parler en écartant d’un revers de main « l’avant Trieste » qui n’intéressait personne d’ailleurs. J’étais là, installée dans cette ville et je l’aimais, c’était la seule chose qui comptait désormais. De brune je suis devenue châtain puis au fil des années et des cheveux blancs, carrément blonde. J’ai minci, renoncé à certaines habitudes pour d’autres qui font partie de moi maintenant. Je n’ai jamais été une grande voyageuse mais aujourd’hui, les environs de Trieste me suffisent, Venise parfois et plus récemment la Slovénie, mais je ne quitte que rarement les frontières que je me suis dessinées. Exilée volontaire, j’évite les Français bien trop enclins à me questionner sur ma région d’origine. Je leur préfère la colonie artiste et polyglotte dont les appartements de la Piazza Barbacan sont un parfait exemple. A chaque étage une nationalité, une histoire que l’on n’évoque rarement, une langue dont on ne garde que l’accent. Sofia la Norvégienne, David le Canadien, Nicolas l’Allemand, Dina et Harry le couple Anglo-portugais. Il y a quelque temps sont venus se joindre à nous une Hongroise violoniste, une esthéticienne roumaine spécialisée dans le rajeunissement et un Autrichien naturiste qui m’a fait redécouvrir les plages secrète des environs.

Méconnaissable, c’est le mot qui me caractérise jusque dans mon métier de photographe. Avec l’apparition du numérique j’ai définitivement abandonné le noir et blanc pour la couleur, les portraits pour les paysages et personne ne se souvient désormais de l’artiste ni de la femme que j’ai été il y a vingt ans. Je l’ai effacée tout comme j’ai effacé le souvenir de mon enfance et celui d’Alice, ma mère. Alice, traquée pendant des années jusqu’au fond de moi pour ne garder aucun détail qui puisse la rappeler, aucun sentiment ni bon, ni mauvais, aucun remords, aucun dégoût. Effacés aussi tous ceux qui l’avaient connue, aimée ou simplement rencontrée, je les ai fuis eux aussi.

Avec le temps je l’ai fait disparaître avant de l’ensevelir dans un pays, une région où j’ai décidé de ne jamais revenir. Je me suis inventé une histoire, composé une famille et recréé d’autres liens. Ici chacun pourrait témoigner de celle que je suis devenue dans mon quotidien à Trieste, à Grado pendant les vacances et sur les plateaux du Karst pour oublier la chaleur de l’été.

J’ai pris mon temps avant de me décider à ouvrir l’enveloppe du petit homme gris et d’étaler son contenu sur la table du salon. Des photos « d’avant », la France des années 80 pour la plupart, un Noël dans la maison de campagne : on me reconnaît assise sur le canapé, sombre et fermée, comme agacée par la pause obligatoire entre mes deux sœurs. Photos d’Alice en Tunisie prenant la pose devant la plage d’Hammamet, la famille au complet sur le port de Trouville et puis une photo plus récente : Alice âgée fêtant son anniversaire entourée de ses petits enfants. Les prénoms sont écrits de sa main au dos, je reconnais son écriture. Un dernier cliché glissé à part dans une enveloppe blanche représente une pierre tombale où les noms de mes sœurs s’alignent en creux et en doré sur le granit poli. Ma mère a survécu à ses deux autres filles et je suis sa dernière héritière avec mes trois neveux. C’est probablement pour cela qu’elle m’écrit. Je replie la lettre à l’encre bleue sans l’avoir lue. Plus tard peut-être. En refermant l’enveloppe, je cherche son visage, sa blondeur, l’éclat sombre de ses yeux, cet étrange iris dévoré par le noir de la pupille. Puis soudain c’est sa main longue, nerveuse, que je revois, ses cigarettes se consumant seules dans les cendriers, sa lourde gourmette en argent que j’entends claquer sur les meubles, sa voix, son intonation particulière froide et indifférente ponctuée d’un rire sonore lorsqu’elle était amoureuse et uniquement dans ce cas-là. Je me revois dans son ombre, enfant ou adolescente, fascinée par la figure du désir et de l’interdit.

Le petit homme gris va revenir, je l’attends.

Ma vie avec Alice est une scène de crime comme une autre. Pour comprendre ce qui nous liait, il ne faut négliger aucune pièce, relever tous les indices et le moindre détail des lieux, du décor, passer au peigne fin les saisons, les étés, cette maison en meulière et cette autre de campagne. Il faut remonter tous les silences, tous les secrets jusqu’à l’enfance, cette table desservie où tout a dû réellement commencer. 

 

Extrait Les mauvais sentiments